Etude de l'Université de Leipzig sur l'autoritarisme

L’Université de Leipzig publie une étude bisannuelle sur l’autoritarisme en Allemagne, afin de mesurer l’ampleur des idées d’extrême droite au sein de la société. Cette étude analyse les opinions autoritaires et antidémocratiques qui circulent au sein de la population allemande et constitue un véritable sismographe du climat politique. Voici un résumé des résultats de la vague 2024 de l’enquête sur l’autoritarisme de l’Université de Leipzig. 

Temps de lecture: 21 minutes
cercle bleu, triangle marron et triangle jaune superposés

Méthodologie

Afin d’obtenir un échantillon représentatif, plus de 2 500 personnes ont été sondées entre fin mars et mi-mai 2024, dont 2000 en Allemagne de l’Ouest et 500 en Allemagne de l’Est. Les entretiens se sont déroulés au domicile des participant·e·s. Les personnes sondées ont rempli elles-mêmes les questionnaires et les ont remis soit en main propre aux enquêteur·ice·s, soit sous pli si elles le souhaitaient. Cette méthode a permis de convaincre des participant·e·s dans plus de la moitié des ménages. Le questionnaire comportait une série d’énoncés reflétant différentes positions d’extrême droite, réparties en six catégories (chauvinisme[1], approbation d’une dictature autoritaire de droite, xénophobie, antisémitisme, darwinisme social, minimisation du national-socialisme). Les sondé·e·s pouvaient soit souscrire aux énoncés, soit les rejeter. Pour ce faire, une échelle à cinq niveaux était proposée, avec une valeur numérique pour chaque niveau  (1 = « rejette totalement » ; 2 = « rejette » ; 3 =  « rejette partiellement/approuve partiellement » ; 4 = « approuve » ; 5 = « approuve totalement »). Cette échelle permettait aux personnes interrogées de se prononcer sur les énoncés et aux scientifiques d’effectuer des comparaisons statistiques.

Théorie critique

Les résultats ont été analysés par une équipe dirigée par les responsables de publication: les professeurs Oliver Decker et Elmar Brähler, la docteure Ayline Heller et le docteur Johannes Kiess. Ces scientifiques travaillent dans la tradition de la théorie critique, qui a vu le jour dans les années 1920 pour expliquer la montée du fascisme. La conception de l’autoritarisme de la théorie critique associe la recherche sur les opinions à la critique de la société : il s’agit d’analyser les conditions dans lesquelles les individus élaborent des opinions destructrices.

Dès cette époque, les études empiriques de l’Institut de recherche sociale de Francfort, sous l’égide de Max Horkheimer, montraient que les aspirations à l’autorité et à l’identité de groupe n'étaient pas limitées aux cercles fascistes. Les adeptes des partis démocratiques, des syndicats et des églises éprouvaient eux aussi le besoin d’être rassurés par l’autorité et dirigeaient leur agressivité contre de prétendues faiblesses. D’après Erich Fromm, un·e sondé·e sur six se déclarait alors prêt·e à défendre activement la société démocratique. La majorité des personnes, indépendamment de leurs opinions politiques, était réceptive à la propagande fasciste glorifiant la force et méprisant la faiblesse.

Ces constats constituent encore aujourd’hui la base de l’étude de l’Université de Leipzig. Son objectif n’est pas tant de recenser le nombre d’adeptes de l’extrême droite que de montrer combien ses idées ont pénétré le cœur de la société.

Le résumé des résultats de la vague 2024     

L’étude recense les résultats obtenus dans toute l’Allemagne, mais distingue l’Ouest et l’Est de l’Allemagne, afin de tenir compte des disparités historiques, sociales et économiques entre les deux parties du pays réunifiées seulement depuis 1990. 

Par exemple, depuis les premières études menées en 2002, l’adhésion aux discours xénophobes et chauvins a baissé à l’Ouest, alors qu’elle a oscillé à l’Est. Cette année, l’étude observe un net changement d’opinion, surtout au sein de l’ancienne Allemagne de l’Ouest. A l’Ouest, la part de la population ayant une vision xénophobe du monde progresse de 12,6 % (2022) à 19,3 % (2024).

Ainsi, 31,1 % des personnes interrogées partagent l’opinion selon laquelle l’Allemagne « connaît une surpopulation étrangère [Überfremdung] ». Il y a deux ans, ce chiffre s’élevait à 22,7 %. Dans les Länder de l’Est, la part de la population déclarant adhérer à cette idée passe de 38,4 à 44,3 % au cours de la même période. Les électeur·ice·s du parti populiste de droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) sont nombreux·ses (61 %) à partager une vision ouvertement xénophobe du monde.

 

Graphique mesurant la xénophobie de 20022-2024 en Allemagne de l'Ouest et de l'Est
Graphique 12 : Part de la population d’accord avec les énoncés de la catégorie  « xénophobie » ; 2002-2024 (ethnocentrisme, en %) Chi-carré de Pearson ; Différences dans la comparaison Est-Ouest : **p < 0,01

 

Entre 2002 et 2022, les opinions antisémites exprimées en Allemagne de l’Ouest avaient chuté de 13,8 % à 3 %. Cette année, l’adhésion aux propos antisémites a légèrement augmenté et s’élève à 4,6 %. À l’Est, le ralliement aux positions antisémites passe de 3 % en 2022 à 1,8 % en 2024. Les opinions latentes[2] à l’égard de certains énoncés sont plus élevées. Ainsi, seulement 10,2 % des Allemand·e·s de l’Ouest et 5 % des Allemand·e·s de l’Est estiment ouvertement que les Juif·ve·s ont trop d’influence « encore aujourd’hui ».

Cette année, pour la première fois, l’étude aborde les questions d’antisémitisme postcolonial et d’antisionisme. Dans le contexte du 7 octobre 2023, les directeurs de l’étude cherchent à comprendre la façon dont les opinions antisémites s’expriment dans les différents milieux politiques. 13,2 % des personnes interrogées partagent pleinement l’idée selon laquelle il serait « préférable que les Juif·ve·s quittent le Proche-Orient ». En outre, 24 % supplémentaires sont partiellement d’accord. L’antisémitisme fonctionne comme une passerelle idéologique : il opère un lien entre les milieux politiques de gauche et de droite.

 

descirption de l'antisémitisme postkolonial latent ou manifeste
Graphique 16 : Adhésion totale ou partielle aux idées de l’antisémitisme postcolonial, 2024 (en %)
1.Le complexe de la culpabilité allemande entrave la lutte pour la liberté du peuple palestinien.**
Total//Est//Ouest
2.L’unique but de la création d’Israël est d’épargner aux populations européennes d’avoir mauvaise conscience.**
3.Le conflit au Proche-Orient n’est rien d’autre qu’un conflit entre le colonialisme blanc et des minorités opprimées.* Chi-carré de Pearson ; Différences Est-Ouest : **p <0,01 ; *p <0,05
Les trois éléments pèsent sur un facteur ; élément 1 : 0,85 ; élément 2=0,84 ; élément 3 =0,87 ; Alpha de Cronbach=0,81

La satisfaction à l’égard de la démocratie est en baisse en Allemagne. 

Même si 90,4 % des personnes interrogées se déclarent favorables à la démocratie en tant qu’idée (contre 94,3 % en 2022), seules 42,3 % approuvent la manière dont « la démocratie fonctionne dans la république fédérale d’Allemagne » . C’est à l’Est que le recul est le plus net. Tandis que 53,5 % des personnes interrogées approuvaient le fonctionnement de la démocratie en 2022, elles ne sont plus que 29,7 % cette année. Mais ce recul s’observe également à l’Ouest, où elles ne sont plus que 46 % à être satisfaites de son fonctionnement, contre 58,8 % en 2022. 

Ce chiffre est, lui aussi, le plus bas enregistré depuis 2006. Cette année, pour la première fois, les sondé·e·s pouvaient faire part de leurs réflexions sur la démocratie dans des champs de texte libre. Les commentaires recueillis portent le plus souvent sur le sentiment de lassitude à l’égard des partis, des responsables politiques et du manque d’occasions de participation citoyenne.

Adhésion à la démocratie en Allemagne de l'Ouest et de l'Est de 2006 à 2024
Graphique 26 : Part de la population satisfaite de la « démocratie telle qu’elle fonctionne en République fédérale d’Allemagne » 2006-2024 (en %)
Total// Est// Ouest
Chi-carré de Pearson ; Différences Est-Ouest en 2024 : **p < 0,01

La dévalorisation des « étranger·e·s » permet de nourrir des ressentiments contre la modernité et une forme d’agressivité autoritaire. En font partie, outre l’antisémitisme, le racisme envers les membres de la communauté musulmane, l’antitsiganisme et l’antiféminisme

L’antitsiganisme et le racisme à l’égard des personnes musulmanes progresse à l’Ouest depuis 2022. Lors de la dernière enquête, seuls un quart à un tiers des Allemands de l'Ouest se montraient racistes envers la communauté musulmane, contre près de la moitié aujourd’hui. En revanche, les opinions déclarées à l’Est n’ont guère changé. 

Cette année, l’enquête introduit de nouvelles dimensions comme l’antiaméricanisme, l’anticapitalisme et la transphobie. Cette dernière, en particulier, est très répandue.

L’étude révèle que de nombreuses personnes perçoivent l’avenir comme incertain. Bien qu’elles se déclarent sceptiques à l’égard de la démocratie, il n’est pas certain que le souhait de solutions autoritaires ou d’extrême droite perdure. 

On remarque toutefois une tendance au déni de réalité. Cette évolution ne se limite pas à l’Allemagne de l’Est. En Allemagne de l’Ouest aussi, le ressentiment se manifeste dorénavant plus librement.

Les huit thèses avancées par les auteur·ice·s de l’étude

1- Hausse significative des idées d’extrême droite en Allemagne de l’Ouest : le climat se dégrade 

Les éléments de l’idéologie néonazie se manifestent très rarement sous la forme d’une vision globale du monde, mais les mutations, en particulier à l’Ouest, indiquent un net changement de climat. Ainsi, à l’Ouest, une personne sur cinq souhaite l’émergence d’un « parti fort », contre une sur six à l’Est. Si l’on tient compte des approbations latente, 40 % des personnes à l’échelle nationale aspirent à une « incarnation de la communauté nationale ». Le souhait de voir émerger un « leader [Führer] » et une « dictature nationale » n’est pas partagé avec la même conviction: seul·e·s 4 % environ des sondé·e·s approuvent explicitement les trois énoncés de cette catégorie. C’est pourtant la valeur la plus élevée depuis 2016. À l’Ouest, l’idée selon laquelle « comme dans la nature […], le/la plus fort·e devrait s’imposer dans la société », est partagée par une personne sur dix. Cette opinion n’est partagée à l’Est que par une personne sur vingt. Environ 3 % des citoyen·ne·s allemand·e·s adhére entièrement à une vision purement darwinienne de la société. Ce chiffre paraît faible de prime abord, cependant une valeur semblable avait été enregistrée pour la dernière fois en 2018. L’énoncé selon lequel « Hitler serait considéré comme un grand homme d’État de nos jours » si la Shoah n’avait pas eu lieu, recueille l’assentiment d’un peu moins de personnes à l’Ouest (6,3 %) qu’à l’Est (7,8 %), mais son approbation latente[3](Ouest : 15,6 % ; Est : 10,6 %) est plus élevée à l’Ouest. Les trois énoncés relatifs à la minimisation du nazisme sont ouvertement partagés par 1 % des Allemand·e·s de l’Est, contre environ 2 % à l’Ouest.



 2- Xénophobie et chauvinisme : l’ethnocentrisme dicte les thèmes

La diffusion de l’idéologie néonazie dans la société peut être considérée comme la partie émergée de l’iceberg. La situation est plus inquiétante si l’on considère la xénophobie et le chauvinisme. Les deux formes d’ethnocentrisme révèlent une adhésion très élevée à l’échelle nationale. En Allemagne de l’Ouest, une personne sur trois souhaite ouvertement « le courage d’un fort sentiment national », contre une personne sur quatre à l’Est. Ces différences tendent à s’annuler si l’on tient compte des approbations latentes, nettement plus élevées à l’Est (environ 37 %) qu’à l’Ouest (27 %). Au total, seulement 40 % des Allemand·e·s ne partagent pas cette aspiration. 16 % des Allemand·e·s de l’Ouest et 10 % des Allemand·e·s de l’Est ont une vision du monde résolument chauvine et approuvent donc tous les énoncés. La xénophobie est aussi un sentiment partagé à l’échelle nationale. Un tiers des personnes interrogées considère clairement que la République fédérale d’Allemagne « connaît une surpopulation étrangère », tandis qu’un autre tiers partage en partie cette énoncé. En 2024, 20 % des Allemand·e·s de l’Ouest ont une opinion hostile à l’égard des étranger·ère·s, ce qui représente une nette augmentation par rapport aux 13 % enregistrés en 2022. En revanche, le léger recul de 33 % (2022) à 32 % (2024) à l’Est n’est pas significatif. Il est clair que, comme à l’Est, la xénophobie menace de se transformer, à l’Ouest, en vision hégémonique du monde. A l’échelle nationale, 5% des personnes interrogées sont convaincu·e·s par les 18 énoncés de notre questionnaire sur l’extrémisme de droite (contre 3 % en 2022). 

 

3. La xénophobie en apparence majoritaire dans le débat public, n’est partagée que par la majorité des électeur·ice·s de l’AfD.

Dans le débat actuel, la CDU/CSU, le SPD et le FDP tentent de répondre aux résultats électoraux de l’AfD en Thuringe et en Saxe, en effectuant un changement de paradigme au niveau de la politique fédérale. Ces partis considèrent désormais que la politique migratoire devrait être plus restrictive, et reprennent à leur compte des thèmes clés de la rhétorique d’extrême droite, comme l’abus de l’État social et la « surpopulation étrangère », alors que seul·e·s les électeur·ice·s de l’AfD sont majoritairement xénophobes, avec 61 % d’approbation aux énoncés sur ce thème. Les électeur·ice·s de la CDU/CSU, du SPD, du FDP et du BSW sont environ 20 % à approuver cette dimension xénophobe. Les électeur·ice·s des Verts ne sont pas sensibles à ces énoncés (environ 3 %) et 12 % des électeur·ice·s du parti « Die Linke » (la gauche) sont dans ce cas. 

Par ailleurs, il est intéressant de noter que 12 % des personnes interrogées ne savent pas pour quel parti voter. Concernant ces indécis·e·s, leurs taux de réponses aux énoncés est aussi bas que celles des électeur·ice·s des Verts et du parti die Linke. Il apparaît que la partie libérale de l’électorat de la CDU/CSU, du SPD et du FDP pourrait tourner le dos à leurs partis traditionnels et actuels. L’AfD n’a plus de réserve de voix parmi les indécis·e·s. Ce sont plutôt les personnes hostiles aux ressentiments xénophobes qui se montrent actuellement déçues par les partis démocratiques. Cela renforce l’impression d’une perte de repères et d’une perception intense de la crise, qui devrait amplifier encore la volatilité des votes et conduire à des majorités parlementaires et des coalitions de partis fluctuantes. 

4. L’antisémitisme est en hausse et sert d’idéologie passerelle

À première vue, les taux d’adhésion à l’antisémitisme ne sont pas aussi élevés qu’il n’y parait. Pourtant, à l’échelle nationale, 9 % des personnes interrogées sont d’avis que « l’influence des Juif·ve·s » est trop importante. Cet énoncé, qui ne recueille que 5 % d’adhésion à l’Est, est approuvé explicitement par un·e Allemand·e sur dix à l’Ouest. En outre, elle n’est rejetée que par deux tiers des personnes interrogées à l’Est et à l’Ouest. À l’Ouest, une personne sur vingt approuve entièrement les trois énoncés sur l’antisémitisme traditionnel, ce qui constitue la valeur manifeste la plus élevée depuis 2014. À l’Est comme à l’Ouest, on constate par ailleurs une forte hausse de l’antisémitisme sous d’autres formes. Près d’une personne interrogée sur quatre est d’accord avec l’énoncé selon lequel la politique israélienne est « aussi néfaste que la politique nazie ». 40 % considèrent les demandes de réparation adressées à l’Allemagne comme des agissements d’une « industrie de l’Holocauste orchestrée par des avocat·e·s habiles ». L’adhésion à ces deux énoncés est plus élevée à l’Est, avec respectivement 37,5 % et 46 %. Les Allemand·e·s de l’Est sont aussi plus nombreux·se·s à approuver l’antisémitisme postcolonial. La moitié à peine rejette l’énoncé selon lequel le conflit au Proche-Orient serait un conflit opposant le colonialisme blanc aux minorités opprimées, ou s’oppose à la revendication de voir les Juif·ve·s quitter Israël. Les différences avec l’Allemagne de l’Ouest sont significatives, mais les auteurs et les autrices de l’étude constatent des taux d’approbation élevés tant pour l’antisémitisme antisioniste que pour l’antisémitisme postcolonial également à l’Ouest. Par exemple, une personne sur six partage l’idée selon laquelle « sans Israël, il y aurait la paix au Proche-Orient ». L'opinion selon laquelle il n'y a de liberté d'expression que si l'on peut parler « ouvertement de l'Holocauste » révèle à quel point le rejet des Juif·ve·s est significatif. Un·e Allemand·e· sur deux, à l’Est comme à l’Ouest, partage cet énoncé. Les hommes et les jeunes adultes de l’Ouest sont, de manière plus disproportionnée, plus propices aux ressentiments antisémites.

5. Un fort ressentiment envers les minorités ou les « autres »  : l’antiféminisme en hausse à l’Est ; le racisme envers les musulmans et l’antitsiganisme à l’Ouest ; l’antiaméricanisme est aussi consensuel que l’antitsiganisme, le racisme envers les musulman·e·s, l’antiféminisme et la transphobie

Parmi les idées d’extrême droite, ce sont les dimensions ethnocentriques qui sont les plus partagées en Allemagne. Les identités collectives semblent devenir décisives sur le plan politique et menacent la démocratie. Outre l’antisémitisme comme ressentiment « sui generis » (spécifique, à part ; cf. chapitres 1 et 4 de l’étude), il existe au sein de la population allemande une forte propension à satisfaire des désirs autoritaires en fonction de l’appartenance à un groupe. L’antiaméricanisme est capable de rassembler une majorité : il est accepté à plus de 50 % si l’on tient compte des approbations latentes. Un tiers des personnes interrogées nourrissent une rancune envers les États-Unis ou le peuple américain, cette tendance étant plus marquée à l’Est. 

Depuis 2022, l’antitsiganisme et le racisme à l’égard de la population musulmane ont progressé à l’Ouest. Lors de la précédente enquête, seulement un quart à un tiers des Allemand·e·s de l’Ouest était enclin à dévaloriser les musulman·e·s, contre près de la moitié aujourd’hui. Cette tendance a peu changé à l’Est. Le même constat vaut pour l’antitsiganisme. En Allemagne de l’Est, la moitié des personnes interrogées ont des préjugés à l’égard des communautés sinti et roms, leur imputant notamment un « penchant pour la délinquance ». À l’Ouest, ce taux a progressé de 39 % à 47 %. L’antiféminisme est également élevé à l’Est et dépasse même les taux enregistrés en 2022 : un tiers des personnes interrogées approuvent explicitement les énoncés selon lesquelles les femmes se « ridiculisent » en politique, doivent être remises à leur place si leurs revendications vont trop loin, ou exagèrent à leur profit les violences sexistes et sexuelles. Par rapport à 2022, ce taux est passé d’un quart à un tiers. Le constat est semblable concernant la transphobie, mais avec un taux d’adhésion beaucoup plus élevé. À l’Est, 60 % des personnes sondées trouvent que « la tolérance à l’égard des personnes transgenres est exagérée ». À l’Ouest, ce chiffre est moindre : il s’élève à 40 %, ce qui représente néanmoins un score élevé. Même en tenant compte des approbations partielles (environ 28 % à l’Ouest, contre 20 % à l’Est), le rejet des personnes trans demeure nettement plus répandu à l’Est.

6. Le recul de la satisfaction à l’égard de la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne et la forte insatisfaction à l’égard de la démocratie au quotidien suscitent des relents d’autoritarisme

Même si « l’idée de démocratie » demeure plébiscitée par 90 % des citoyen·ne·s allemand·e·s, ce chiffre constitue le pourcentage le plus bas enregistré depuis 2006. Tandis que cette adhésion se maintient à environ 95 % en Allemagne de l’Est, elle recule en Allemagne de l’Ouest, passant de 94 % à 90 %. Cette tendance devient plus marquée à l’aune du nombre de personnes se déclarant satisfaites de la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne (à peine 78 %, score le plus bas jamais enregistré). Or, le climat ambiant à l’Ouest n’est pas seul responsable, le recul est encore plus net à l’Est, avec une baisse de presque 10 %. 

L’ampleur du phénomène apparaît également dans les réponses des participant·e·s sur la démocratie du quotidien. Là encore, le taux de satisfaction en Allemagne n’a jamais été aussi bas : les Allemand·e·s de l’Est sont aussi insatisfait·e·s qu’en 2006, tandis qu’à l’Ouest, le taux chute à environ 46 %. Cette érosion du soutien à la démocratie n’est pas dû au seul sentiment de privation politique , qui a légèrement diminué en Allemagne de l’Est et de l’Ouest. Il n’est cependant pas anodin de constater qu’un tiers à trois quarts des personnes interrogées s’estiment toujours politiquement impuissantes. L’impression de disposer d’une capacité d’action est d’autant plus essentielle lorsque les individus perçoivent l’évolution sociale comme une menace ou un défi. 

Compte tenu de l’évolution des perspectives et des défis à venir, le manque de capacité d’action, déjà ancien, engendre sans nul doute une méfiance croissante à l’égard du système politique (cf. chapitre 6). Il convient aussi de noter que le sentiment d’impuissance a massivement progressé chez les salarié·e·s est-allemand·e·s, car leurs droits démocratiques (insuffisants) en matière de participation n’ont guère évolué dans les entreprises d’Allemagne de l’Est. On peut penser que cette évolution fait écho à la perception de la crise.

Pour la plupart des Allemand·e·s, les défis sociaux des années écoulées ont « beaucoup » voire « considérablement » modifié leur vision de l’avenir. La nature de ces évolutions diffère entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest. Bien que les conséquences de la guerre en Ukraine prédominent dans les deux parties de l’Allemagne, le regard porté sur l’avenir par les Allemand·e·s de l’Ouest est plus fortement influencé par la pandémie, alors que celui des Allemand·e·s de l’Est est conditionné par l’immigration. Le nombre de personnes (57 %) se déclarant affectées par les défis politiques actuels est supérieur à l’Ouest qu’ à l’Est (37%). 

Il convient de noter qu’à l’Ouest, le recours à la violence est légèrement plus souvent envisagé comme un moyen de résoudre les problèmes qu'en 2022, tandis qu'en Allemagne de l'Est, l'acceptation de la violence est en hausse. Les agressions autoritaires se maintiennent à un niveau élevé : les chercheur·se·s les observent, comme en 2022, chez une personne sur deux au niveau national (47,8%), mais elles sont encore nettement plus répandues à l'Est (63%). 

Tandis que le désir d’autorité trouve comparativement peu d’écho, les conventions d’appartenance à un groupe semblent de nouveau s’affirmer fortement. Il semble que l’identité de groupe se forge moins autour d’un leader que d’une vision partagée du monde et d’un adversaire commun extérieur au groupe (« les autres »). Le monde est structuré selon un ordre bien défini, sur fond d’évolution sociale. L’indifférence et l’ambiguïté ne sont pas tolérées. Si le niveau d’intolérance à l’ambiguïté est comparable, dans tout le pays,au niveau d’intolérance au sadomasochisme, le besoin de rapports francs et l’agressivité de type autoritaire se manifestent plutôt à l’Est. 

L’apogée de la vision manichéenne du monde se retrouve dans la pensée complotiste, qui est moins élevée qu’en 2020, mais plus fréquente à l’Ouest. Les superstitions sont aussi plus répandues à l’Ouest, malgré une légère hausse à l’Est. Ainsi, alors qu’un syndrome autoritaire empreint de sadomasochisme est observé à l’Est du fait de l’intolérance à l'ambiguïté et de l’agressivité autoritaire, les chercheur·se·s constatent plutôt une dérive fétichiste à l’Ouest. La vision ésotérique du monde envisagée comme issue possible de la réalité oppressante par une « harmonie avec la nature » fantasmée est plus fréquente à l’Ouest. À l’inverse, les Allemand·e·s de l’Est entretiennent un rapport plus utilitaire à la nature.

Ces deux conceptions menacent cependant la recherche de solutions démocratiques aux défis sociaux, écologiques et économiques. Comme elles contribuent toutes deux à garantir l'identité collective, elles nécessitent le recours à des « autres » pour faire face à l'insécurité et à l'agressivité persistantes.

7. La politique court le risque non seulement de légitimer la dérive vers l’autoritarisme, mais aussi de s’y engager

Les défis actuels sont vécus comme décisifs par de nombreuses personnes. Aux bouleversements majeurs provoqués par la guerre et le changement climatique s’ajoutent la détérioration des infrastructures scolaires et des transports publics, ainsi que l’affaiblissement du système de santé et du système social. L’extrême droite répond à ces enjeux en proposant la restauration de l’autorité, et en faisant des « autres » les boucs émissaires. Toutefois, la réaction hâtive de la politique fédérale n’est pas seulement une tentative de transformer les thématiques de prédilection de l’extrême droite en thématiques au centre de l’échiquier politique. Elle révèle aussi une tentative de fuite en avant autoritaire. Sous prétexte de répondre aux défis, adopter les thématiques de l'extrême droite promet une gestion de crise qui évite tout examen critique des politiques menées au cours des dernières décennies. En adoptant la gestion de crise promue par les agitateurs autoritaires, les partis démocratiques confirment, bon gré, mal gré, le diagnostic du sociologue Stuart Hall, formulé au début des années 1980, sur les réactions à la politique économique néolibérale du gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne : le populisme autoritaire est une manière de gérer les crises du néolibéralisme (Hall, 1982). Il n’a rien à voir avec les processus de négociation démocratiques.

8. Renforcement de la démocratie - renforcement des parlements et du rôle des citoyen·ne·s

Des analyses plus détaillées seront présentées au cours des prochains chapitres. On peut cependant d’ores et déjà affirmer que la République fédérale est confrontée à une évolution incertaine. La perception de la crise est forte et l’attente d’un tournant décisif fait partie intégrante de la crise. C’est également le climat que nous avons pu observé en République fédérale. Bien que la démocratie soit considérée avec scepticisme par beaucoup de citoyen·ne·s allemand·e·s, il n’est pas sûr actuellement que les solutions autoritaires ou d’extrême droite trouvent un large écho favorable auprès de la population. Se dessine toutefois une tendance à l’escapisme, une évasion de la réalité qui peut s’exprimer dans la superstition, le complotisme et l’ésotérisme. Ce phénomène se manifeste également dans la relation utilitaire à la nature et dans le ressentiment envers les « autres ». Cette évolution ne se limite pas à l’Allemagne de l’Ouest ou de l’Est : on observe les mêmes stratégies de fuite dans le monde entier, avec des motifs variables de ressentiment. Les citoyen·ne·s des deux parties de l’Allemagne déclarent à la fois une entière adhésion au système démocratique, et une disposition latente à la révolte contre cette forme de pouvoir. Or cette propension à la contestationse révèle de plus en plus décisive lors des élections. Cette situation entraîne non seulement une hausse des succès électoraux des partis d’extrême droite et néonazis, mais aussi une forte aspiration au changement. Ainsi, les citoyen·ne·s allemand·e·s doivent se préparer à affronter des situations incertaines dans ce domaine également. La probabilité que cela conduise à une quête de sécurité autoritaire et à une réduction de toute forme d’ambiguïté - et donc à un renforcement des forces antidémocratiques - dépend en grande partie des résultats politiques et de la résilience des citoyen·ne·s. Ces deux conditions ne peuvent être garanties que si les parlements et les citoyen·ne·s allemand·e·s ont la possibilité de participer à des processus de négociation. La limitation des espaces de négociation psychiques et sociaux par une prétendue « absence d’alternative » fiscale et politique entraîne un affaiblissement de la démocratie à tous les niveaux. Une politique de renforcement des lieux de médiation parlementaires et du rôle des citoyen·ne·s ne résoudra pas les contradictions fondamentales de la société et les problèmes qui en découlent. Mais elle peut contribuer à en atténuer les conséquences.

 

L'enquête complète est disponible en allemand ici : https://www.boell.de/de/leipziger-autoritarismus-studie 

 

À propos de l’équipe éditoriale

Le professeur Oliver Decker dirige l’Institut Else-Frenkel-Brunswick et le centre de compétences sur l’extrémisme de droite et de recherche sur la démocratie de l’Université de Leipzig. Il est aussi professeur de psychologie sociale à l’Université Sigmund Freud de Berlin.

Le professeur Elmar Brähler a dirigé, de 1994 à son éméritat en 2013, le département de psychologie et de sociologie médicale de l’Université de Leipzig. Depuis, il est chercheur associé à la clinique et à la polyclinique de médecine psychosomatique et de psychothérapie de l’Université de médecine de Mayence. Il y dirige le projet collectif du Ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche (BMBF) « Le passé de la République démocratique d’Allemagne et la santé mentale : facteurs de risques et de protection ». Il est aussi chercheur associé à l’Institut Else-Frenkel-Brunswick de recherche sur la démocratie de l’Université de Leipzig.

La docteure Ayline Heller est postdoctorante en comparabilité des données d’enquêtes à l’Institut Leibnitz de sciences sociales. Elle est aussi assistante scientifique du projet du Ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche (BMBF)  « Le passé de la République démocratique d’Allemagne et la santé mentale ». Depuis 2019, elle est membre du comité d’administration de la Société de psychologie sociale psychanalytique (GfpS).

Le docteur Johannes Kiess est sociologue et directeur adjoint à l’Institut Else-Frenkel-Brunswick de l’Université de Leipzig. Ses domaines de recherche privilégiés sont la sociologie politique (en particulier la recherche sur l’extrémisme de droite et sur la démocratie), les relations industrielles et la sociologie européenne. Il dirige actuellement des projets tiers comme « (Re)découvrir la capacité d’action. Les conflits du travail et la culture politique locale en Saxe » (Fondation Hans Böckler) et « Attitudes politiques et participation politique à la suite de la pandémie COVID-19 (PEPP-COV) » (BMBF).

À propos de l’Institut Else-Frenkel-Brunswik

L’Institut Else-Frenkel-Brunswik (EFBI) de l’Université de Leipzig est une infrastructure de recherche du Land allemand de Saxe, qui étudie et documente les positions, structures et aspirations antidémocratiques. La priorité est donnée aux différentes formes de discrimination, aux stratégies et aux dynamiques d’alliances motivées par l’autoritarisme de droite et au renforcement de la politique démocratique.


 


[1] Le chauvinisme désigne ici un sentiment de supériorité nationale, qui, en Allemagne, se réfère souvent à une supériorité économique par rapport à d'autres nations.

[2] L'approbation ou les opinions latente correspond à la part des réponses indiquant « en partie d'accord/en partie en désaccord ».

[3] L'approbation latente correspond à la part des réponses indiquant « en partie d'accord/en partie en désaccord ».